LE SYNDICALISME A L’ERE DES REVOLUTIONS
INTRODUCTION
L’action syndicale Marocaine a vu le
jour, il y a 57 ans, dans un contexte de lutte contre la domination
coloniale, dès lors un des objectifs de la mobilisation ouvrière était
de s’émanciper du « protectorat syndical » qui privait les ouvriers
marocains du droit d’adhésion aux syndicats français dans un premier
temps[1], et le droit de constituer leurs syndicats par la suite.
Les nationalistes avaient les mêmes
convictions sur le rôle crucial du syndicalisme, mais ils n’avaient pas
les mêmes perceptions stratégiques et tactiques du combat syndical au
moment colonial, d’où les controverses[2] historiques entre Allal El
Fassi et Mehdi Ben Barka sur la mobilisation des ouvriers marocains dans
des entités syndicales administrées par des colons.
L’option de Ben Barka avait gagné du terrain,
et les ouvriers marocains ont pris part de la stratégie de conquête de
la CGT par l’intérieur. Leur action avait mis en valeur l’apport du
mouvement syndical dans la formation des cadres syndicaux et des meneurs
de combats, et de la mobilisation de masses.
Trois ans de prison[3] étaient nécessaires
pour que les leaders syndicaux trouvent un terrain d’entente aux
questions pertinentes d’un cadre syndical, national et autonome. Et
c’est le 20 Mars 1955, après trois mois seulement de leur libération, T.
Ben Bouazza, M. Tibari et M. Ben Seddik ont proclamé la création de
l’Union Marocaine du Travail (UMT) dans une assemblée clandestin à
Casablanca, sous le regard vigilant du mouvement national.
Le préambule de son statut retraçait les
liens de l’UMT avec le mouvement national de la sorte: « … l’arme du
syndicalisme libérateur à l’avant-garde du mouvement national ».
CONDITION D’HISTORICITE
En méditant cette maxime générale, force est
de constater comment l’acteur syndical se définissait jadis, c’est lui
l’avant-garde du mouvement national (identité de l’acteur) dans le
combat (opposition au protectorat) de libération nationale (action
historique) !
Les trois principes (Identité, Opposition et
Totalité) du mouvement syndical viennent nous donner un cadre théorique
de son action à travers le prisme de la théorie d’Alain TOURAINE[4] des «
mouvements sociaux » qui, selon lui : « On ne peut parler d'action
historique, de mouvements sociaux plus concrètement, que si ces trois
principes coexistent et sont liés les uns aux autres. »[5]
Cette théorie est développée ainsi : « Si un
acteur, individuel ou collectif, ne met en avant qu’un principe
d'identité, c'est-à-dire la défense de ses intérêts propres, sans se
situer par rapport à un adversaire et sans poser la légitimité sociale
de son action, il ne constitue qu'un groupe de pression et son action
est limitée. De même, s'il ne se définit que par son opposition à
d'autres, sans même définir sa propre identité, il constitue une force
de protestation, dont l'action se trouve également limitée, mais pour
d'autres raisons. (…) Enfin, si un mouvement se définit par une
référence exclusive aux valeurs générales de la civilisation
industrielle, le développement ou la démocratie, il risque de n'être
qu'un mouvement d’idées sociales, incapable de définir des objectifs
précis car à propos de chacun d'eux le conflit de l'identité et de
l'opposition réapparaît nécessairement. »[6]
Le point culminant de l’approche de TOURAINE
n’est autre que la centralité du changement/contrôle de « l’ordre social
» dans le combat conflictuel de l’acteur à son adversaire (qui peut
être aussi un mouvement social), d’où cette approche est aussi intitulée
« théorie du contrôle de l’historicité ».
Néanmoins, une deuxième approche des
mouvements sociaux est initiée par Charles TILLY[7] qui met le point,
non pas sur le contrôle de l’ordre social, mais principalement sur le
comment faire pour s’installer dans le système politique et de s’y
consolider durablement, cette approche est aussi appelée « la théorie de
la mobilisation des ressources. »
PROBLEME CENTRAL
Quelque soit l’approche d’analyse le résultat
préalable est le même, l’acteur syndical marocain n’est plus l’acteur
principal du changement social, ni le mobilisateur de la masse,
notamment dans les trois dernières décennies.
Les revendications des centrales syndicales
deviennent de plus en plus conjecturelles et s’éloignent des fondements
stratégiques et historiques. Leurs luttes s’acharnent pour s’acquitter
de plus de sièges à la deuxième chambre du parlement, au conseil
économique et social et aux instances de gestion des œuvres sociales et
mutuelles ; ou d’être le syndicat le plus représentatif.
Comment l’action syndicale a cessé de jouer
le rôle de l’avant-garde dans les mouvements sociaux au Maroc de
l’indépendance? Et pourquoi les syndicats ne pouvaient mobiliser la
classe des prolétaires en haussant sa conscience ouvrière pour
radicaliser les revendications de l’action syndicales ? Et en l’absence
de l’acteur syndical « organisé », la société ne pourra-elle pas donner
naissance à de nouveaux acteurs historiques qui pourront dépasser les
formes et les revendications traditionnelles des classes politiques et
syndicales ?
Telles sont les questions centrales que
posent les chercheurs et les observateurs au Maroc et ailleurs, tout en
soulignant le nombre croissant des entités syndicales, alors que la
masse des salariés syndiqués est en perpétuelle dégradation.
CAS CONCRETS
Selon Alain TOURAINE, le mouvement ouvrier
était le principal mouvement social réclamant le contrôle de la vie
publique dans la société industrialisée, alors que dans l’ère d’après
l’industrialisation, société programmée selon lui, y va naitre d’autres
mouvements sociaux tout en proclamant le déclin du mouvement ouvrier,
dans la mesure où les syndicalistes ne revendiquent plus l’historicité
dans leurs actions.[8]
Aussitôt, le même sociologue va suivre de
près la naissance d’un mouvement social avec comme acteur principal, le
syndicat (Solidarité 1980) des ouvriers des chantiers navals de Gdansk
au Pologne, le pays qui était vu comme Etat subordonné à l’ex-URSS ; et
c’est ainsi que histoire contemporaine nous enseigne que l'histoire ne
s'arrête pas et que les acteurs historiques trouvent toujours une issue
pour manifester leur historicité.
Alors que la révolution égyptienne à peine
déclenchée[9], j’ai posé la question suivante à un leader syndical
syrien : « Il y’a des changements profonds et rapides dans le monde
arabe, ces transformations devront reclasser les priorités syndicales,
vu que les peuples réclament la liberté, la dignité et l'émancipation
sociale ; quand les syndicats arabes suivront-ils cette vitesse? Ces
syndicats auront-ils des « leaders » comme Lech Walesa? »
Monsieur Maatouk m’a répondu que les
syndicats arabes ne pouvaient que représenter leurs adhérents pour
acquérir des intérêts matériaux, et n’avaient point le droit de parler
au nom des autres citoyens ; tout en soulignant que Lech Walesa n’était
pas un modèle pour les syndicalistes arabes puisqu’il avait été manipulé
par l’occident… !
Deux ans après, le même leader a transmis ces
incitations aux membres[10] de sa confédération : « Après les
révolutions populaires douces et paisibles qu'a connu la Tunisie et
l'Egypte, et les mouvements de masse attestés par les autres capitales
arabes sous le poids des exigences du droit , la volonté arabe réelle du
changement et de la réforme (…) ce sont les exigences que le mouvement
syndical arabe en ses diverses composantes, notamment la Confédération
Internationale des Syndicats Arabes, luttent pour les réaliser durant
ces nombreuses années auparavant (…) Nous, dans la Confédération
Internationale des Syndicats Arabes, on comprend et on assimile ce que
les autres maillent, surtout les États-Unis et les pays occidentaux des
complots et des projets contre les pays arabes (…) Cependant, nous ne
comprenons pas la confusion des positions du gouvernement du Parti de la
Justice et du Développement en Turquie, dirigé par Mr. / Rajab Tayyib
Erdogan (…) Nous nous adressons à vous, mes amis, à votre esprit de
lutte et nous sommes fiers de nos relations syndicales avec vous, et
nous vous appelons à faire pression sur le gouvernement de votre pays de
ne pas suivre et marcher derrière les projets colonialistes contre la
région arabe, et travailler pour renforcer les relations historiques
entre les peuples des pays arabes et les turcs, et de s'abstenir les
déclarations et le comportement indésirable qui ne sert toutefois que
l'agenda d'Israël, de l'Amérique et de l'Occident dans cette région.
»[11]
LE SYNDICALISME A L’ERE DES REVOLUTIONS
Durant l’époque coloniale, le syndicalisme
avait joué des rôles outres les revendications matérielles, l’UMT était
une arme cruciale de mobilisation sociale et économique contre le
pouvoir, telle arme ne pouvait subsister après l’indépendance notamment
si les détenteurs de cette arme choisissent le camp de l’opposition ; «
La crainte du régime est de voir la classe ouvrière, mobilisée à
l’avant-garde de l'UNFP et organisée par l'Union marocaine du travail,
devenir l'instrument de l'émancipation économique et de la révolution
sociale. Il déploie des efforts pour séparer le syndicalisme ouvrier du
Mouvement de libération nationale, après avoir échoué dans ses
tentatives de division. »[12]
La crainte était réciproque, car aussitôt que
l’UMT avait changé de camp, l’USFP a créé la CDT pour jouer le rôle
mobilisateur de la masse salariale, et c’est toujours la même stratégie
qui consistait à traquer le syndicat en jouant sur les contradictions
tactiques et idéologiques pour faciliter sa division, dès lors le Maroc
compte 27 formations syndicales reconnues[13].
Quant le Maroc voulait brider le
syndicalisme, le pouvoir a joué le jeu libéral, alors que les autres
pays arabes « socialisés » ont mit sous tutelle leur syndicats pour
devenir un appareil de contrôle social ; c’est pourquoi on ne trouvait
qu’une seule centrale syndicale dans chaque pays arabe, à savoir :
l’UGTA en Algérie, l’UGTT en Tunisie, FGSE en Egypte…
Et c’est par le même déterminisme que les
révolutionnaires tunisiens et égyptiens ont manifesté la réforme du
champ syndical selon deux logiques différentes :
En Tunisie, alors que les dirigeants centraux
de L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) ont soutenu Ben Ali à
la dernière minute, les cadres locaux de la même centrale ont appuyé les
jeunes de façon à consolider leur action sur le terrain, chose qui a dû
épargner la centrale syndicale les retombées de la révolution.
Après la révolution, le plus fort acteur qui
s’oppose grandement au gouvernement d’Ennahda n’est autre que l’UGTT
après des changements dans sa gouvernance nationale[14], il se prépare à
une renaissance en tant que force d’équilibre dans le pays et refuge
des mouvements sociaux, mais « sera-t-elle capable de sortir des
considérations politiques de court terme et d’articuler les
revendications politiques et nationales avec un véritable projet
économique et social, digne d’une révolution qui fit résonner le slogan «
Travail, liberté, dignité nationale »? »[15]
En Egypte, la Fédération générale des
syndicats de l’Egypte (FGSE) avait été vu par les égyptiens étant un
complice crucial de l’ancien régime il ya belle lurette, à tel point que
le secrétaire général de la centrale était nommé ministre de la force
ouvrière dans chaque gouvernement constitué par Moubarak, diverses
affaires de corruption étaient convaincantes pour que la justice
post-révolution décide la dissolution de la classe dirigeante de cette
centrale.
[1]Citons ici l’article n° 2 du Dahir de 24
Décembre 1937 sur les syndicats professionnels, qui dispose : « Les
syndicats ou associations professionnels de personnes peuvent être
créés, entre Européens exerçant depuis un an moins, dans la zone
française de Notre Empire… »
[2] Mohamed Abed Al Jabri. Positions. 2003
[3] Pour cause d’une grève générale de
solidarité avec les syndicalistes tunisiens qui ont perdu leur leader
Farhat Hached assassiné le 5 décembre 1952 près de Radès.
[4] Sociologue français de l'action sociale et des nouveaux mouvements sociaux, né le 3 août 1925.
[5] Alain TOURAINE, SOCIOLOGIE DE L’ACTION, P185. Paris : Les Éditions du Seuil, 1965
[6] Ibid. P186
[7] Sociologue américain, né en 1929, mort le 29 avril 2008.
[8] Alain Touraine, La voix et le regard. 1978
[9] Le 28 Janvier 2011. Le leader interviewé
est Monsieur Rajab MAATOUK, Le Secrétariat général de la Confédération
internationale des Syndicats des travailleurs arabes (CISA).
[10] L’UMT est un membre actif à la CISA.
[11] Le site de la CISA, http://www.icatu56.org/index_fr.php?showit=12
[12] Mehdi Ben Barka. Option révolutionnaire au Maroc, p39. Annajah al jadida 2011.
[13] Le site de la Ministère de l’Emploi et
de la Formation Professionnelle,
http://www.emploi.gov.ma/def.asp?codelangue=23&info=806&mere=801
[14] Lors du congrès de Tabarka, en décembre 2011.
[15] Hèla Yousfi, Ce syndicat qui incarne l’opposition tunisienne, Le Monde diplomatique, novembre 2012.
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